jeudi 18 août 2016

Jésus et le Temple: perspectives nouvelles sur un passage complexe!

Dans les évangiles synoptiques, on peut lire un débat d'ailleurs fort court sur le jeûne, ou plutôt, sur l'absence de jeûne de Jésus et de ses disciple. 
Mais d'abord examinons les trois versions de ce texte:
Ce texte est pour beaucoup de spécialistes une théologisation, c'est-à-dire, un texte dont personne ne parvient à déterminer si Jésus a dit cette parole ou si les disciples ont composé celle-ci en vue de justifier la divinité de Jésus. 
Pour la plupart des croyants, les théologiens commentent à peine ce texte, tant il est facile à comprendre: les disciples ne jeûnent pas parce que Jésus est avec eux et donc ils jeûneront quand il ne sera plus là. Notons déjà que les disciples ne jeûnent pas à sa mort et que dans la perspective théologique chrétienne, Jésus, après sa mort, est partout présent, donc contre sens évident.

La première idée qui nous était venue est que ce texte dissimulait une discussion calendaire; en effet, la découverte des manuscrits de Qumran a montré que le monde juif était loin d'avoir un seul calendrier et que deux, au moins, étaient en concurrence: le calendrier luni-solaire ou pré-rabbinite et le calendrier solaire des esséniens...
La question des pharisiens aurait, dans un cadre essénien amené une réponse du genre: 
Nous ne jeûnons pas maintenant, parce que nous utilisons le calendrier de Dieu et pas celui des hommes.
Mais nous ne sommes pas, a priori, dans un cadre essénien; nous devons donc nous contenter du texte, tel qu'il nous est parvenu. Et pour le comprendre, nous pensons que qu'il faut déterminer à quel jeûne les pharisiens et/ou les disciples de Jean font allusion.

Le judaïsme connaît plusieurs jeûnes: le plus important est celui de Yom Kippour qui se déroule le 10 tishri (7e mois), c'est aussi le seul qui provient de la Torah. 
En Zacharie 8, 18–19, nous lisons:
La parole de l'Éternel me fut adressée en ces termes: «Ainsi parle l'Éternel-Cebaot: Le jeûne du quatrième mois et le jeûne du cinquième, le jeûne du septième et le jeûne du dixième mois seront changés pour la maison de Juda en joie et en allégresse et en fêtes solennelles. Mais chérissez la vérité et la paix!»
Nous savons donc qu'il existe dans la tradition prophétique ancienne quatre jeûnes, que les rabbins interprètent comme suit:
  • celui du 4e mois est commémoré le 17 tammouz et pourrait correspondre aux brisures des tablettes de la Loi par Moïse, l'interruption des sacrifices pendant le siège de Jérusalem, etc.; 
  • celui du 5e mois est commémoré le 9 av, cette date est celle de la destruction du Temple, du Ier comme du second, mais que Jésus vivait, le Temple était encore debout;
  • celui du 7e mois est le jeûne de Gedalia, du nom du gouverneur de Judée nommé par le roi de Babylone après la destruction du Temple et qui fut assassiné par Yishma'el ben Netanyah; ce qui entraînera un exode massif des Juifs vers l'Égypte par crainte des représailles. 
  • celui du 10e mois est fait le 10 teveth et commémore le siège de Jérusalem et la famine qui s'ensuivit sous le règne du roi Sedecias.
La parole de Zacharie est opaque, dans la réalité nous ne savons pas très bien à quels jeûnes elle se rapporte. Le Jeûne du 7e mois pourrait être tant le jeûne de Yom kippour que celui de Gedalyah qui se déroulent tous deux le 7e mois.
Une différence qu'il convient de noter entre les jeûnes de Yom Kippour et les quatre jeûnes d'institution rabbinique, c'est que ces derniers sont commémoratifs et incidemment des jeûnes de protection, ces quatre dates étant considérées comme fatidiques, alors que le jeûne de Yom Kippour est un jeûne pour obtenir le pardon de péchés involontaires que l'on a commis pendant l'année.

La remarque des pharisiens à Jésus s'est peu probablement déroulée pendant le jeûne de kippour, universellement suivi par les Juifs et, a priori, par Jésus lui-même, même si ce n'est pas documenté par les évangiles. Les jeûnes d'institutions rabbiniques sont vaguement mentionnés par Flavius Josèphe et absents de Philon qui ne connaît que Yom Kippour. Ces quatre jeûnes étaient donc l'objet de polémiques entre écoles juives, certains Juifs les observants et d'autres, comme Jésus, ne les observants pas.

Nous pensons que pour déterminer le moment du jeûne, il faut se rapporter à la réponse de Jésus, sur l'époux qui est présent. En effet, cette réponse n'a guère de rapport avec les jeûnes du 4e (brisure des tables de la loi, interruption des sacrifices), du 7e (mort d'un gouverneur de Judée) et du 10e mois (famine); par contre elle peut avoir un sens avec celui du 5e mois.
En effet, Zacharie dit que les jeûnes se transformeront en allégresse. Le 9 av est le jour quand fut détruit le premier temple, mais depuis, le Temple a été reconstruit (ce que l'on appelle le IIe Temple), on peut donc dire que la tristesse qui a frappé les Juifs s'est transformée en joie. Or le IIe Temple a-lui-même été détruit en 70.
Le sens original du passage ne concernait pas Jésus, mais devait plutôt être une parole annonciatrice de la destruction du IIe Temple. Jésus appliquait strictement la parole de Zacharie, le Temple ayant été reconstruit et, du temps de Jésus, était toujours debout, le 9 av était jour de joie et non de jeûne.
Nous proposons donc la reconstitution suivante:
Alors que les pharisiens jeûnaient pendant le 9 av, Jésus et ses disciples ne jeûnaient pas, et ils vinrent lui en faire la remarque et lui demander pourquoi ils ne jeûnent pas. Jésus leur répondit: «Les Juifs doivent-ils s’affliger et jeûner pendant que le Temple est debout et que les sacrifices sont célébrés, des jours viendront où le Temple sera à nouveau détruit et alors ils jeûneront en ces jours-là.»
L'époux est donc le Temple et non Jésus.
À partir du moment où l'évangile primitif était bien plus favorable au Temple que ses réécritures postérieures (ce qui ne veut pas dire favorables aux grands-prêtres), on doit se demander si d'autres passages n'ont pas éliminés de possibles mentions du temple. Et nous en voyons au moins une autre phrase qui pourrait se rapporter au Temple. Elle se trouve en Jean 5, 35:
Jean était la lampe qui brûle et qui luit, et vous avez voulu vous réjouir une heure à sa lumière.
Notons d'abord que la phrase est passablement hors contexte, mais légèrement contradictoire avec le début de l'Évangile de Jean qui dit (1, 6–8):
Il y eut un homme envoyé de Dieu: son nom était Jean. Il vint pour servir de témoin, pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous crussent par lui. Il n’était pas la lumière, mais il parut pour rendre témoignage à la lumière.
La phrase de Jean 5, 35 nous semble assez particulière; en effet, elle n'est pas sans rappeler la fête de Hannukah dite aussi la fête des lumières qui commémore le miracle de l'huile qui ne s'éteignait pas. Lorsque Judas Macchabée purifia le Temple, il ne trouva qu'une petite fiole qui n'avait pas été souillée par les Séleucides. L'huile servit à allumer une torche, mais au lieu de brûler quelques heures, l'huile ne se consuma point et la lampe brûla 8 jours.
Nous pourrions reconstituer comme suit:
Dans le Temple était la lampe qui brûle et qui lui, et vous êtes réjouis [une heure/un temps] à sa lumière...
La phrase originale nous semble donc contenir une prophétie de la destruction prochaine du Temple, sous entendu: le culte du Temple restauré par Judas Macchabée ne durera qu'un temps assez court.

À travers une analyse serrée qui compare les informations que l'on peut trouver sur le judaïsme, on peut constater que les paroles de Jésus ont subi d'importantes réécritures, mais qu'elles contiennent toujours des bases de ce qu'il peut avoir réellement dit. Le Jésus de l'histoire n'est néanmoins qu'un homme

Une fois de plus, nous ne voyons dans le Jésus de l'histoire, qu'un Juif qui pratique un judaïsme spécifique qui n'est pas celui des rabbins, qui doit se demander comment il a pu être divinisé.

— Stephan HOEBEECK


samedi 13 août 2016

Une allusion aux convertis au judaïsme dans l'Évangile de Matthieu

La rédaction des évangiles pose d'innombrables problèmes littéraires et historiques. Ainsi, alors qu'on sait qu'historiquement des centaines de milliers de Romains, de Grecs et d'Égyptiens se sont convertis au judaïsme, y compris un roi comme Izatès d'Adiabène, de la famille Monobaze, ils sont remarquablement absents des évangiles, si on excepte le centurion et la Cananéenne.
Rappelons que la Cananéenne est une Syro-phénicienne et que le mot cananéen était tombé en désuétude à l'époque de Jésus, ne désignant plus qu'une peuplade disparue depuis près de 1000 ans... Il se fait que Cananéen est proche de Qana qui signifie «zélote»... Et Flavius Josèphe appelle dans ses différents ouvrages les convertis au judaïsme, des «zélateurs»... On peut donc supposer que cette cananéenne est en réalité une convertie au judaïsme; ce qui est conforme à ce qu'on sait, puisque les sources anciennes nous affirment qu'un tiers des femmes tyriennes, s'étaient converties au judaïsme dans la première moitié du Ier siècle.
Quant au Centurion mentionné dans les évangiles de Matthieu et de Luc, c'est un officier du roi dans l'Évangile de Jean; or, en grec, βασιλικός, signifie rarement «officier du roi», comme on le traduit dans la plupart des évangiles, mais plus fréquemment «ambassadeur royal» et il est plus que probable qu'en Judée à l'époque de Jésus, était présent un ambassadeur d'Izatès, éventuellement de sa propre famille. Cet ambassadeur est certainement, comme son roi, un converti au judaïsme. Dans les années 140, date raisonnable pour la rédaction définitive des évangiles, il était devenu délicat de parler en bien de la famille Monobaze qui avait conduit la révolte anti-romaine des Communautés juives en 115–118, du moins en Asie Mineure et en Syrie. Signalons qu'en 70, les fils d'Izatès combattaient aux côtés des insurgés juifs et furent capturés par Titus.
Dans les premiers versets du chapitre 20 de l'Évangile de Matthieu, nous lisons une curieuse parabole, celle des ouvriers de la dernière heure. Un vigneron engage des ouvriers à différents moments de la journée, mais chacun est payé au même prix qu'il ait travaillé 12 heures, 3 heures, ou même une seule heure.
Le commencement de la parabole est plus qu'étrange; en effet, Jésus dit:
1. Car le royaume des cieux est semblable à un maître de maison qui sortit dès le matin, afin de louer des ouvriers pour sa vigne, etc.
Le «car le royaume des cieux» implique que Jésus a dit quelque chose avant, mais quoi? La parabole ouvre le chapitre, cela ne peut donc que se référer au chapitre précédent, le 19 donc. Si on regarde ce chapitre, on y lit successivement des débats sur le divorce (19, 1–9), sur la continence (19, 10–12), sur les enfants (19, 13–15), sur le riche qui aime trop les richesses (19, 16–26) et sur la récompense promise au détachement (19, 27–30); le chapitre 19 se termine ici.
La parabole dit ceci:
1. Car le royaume des cieux est semblable à un maître de maison qui sortit dès le matin, afin de louer des ouvriers pour sa vigne. 2. Il convint avec eux d’un denier par jour, et il les envoya à sa vigne. 3. Il sortit vers la troisième heure, et il en vit d’autres qui étaient sur la place sans rien faire. 4. Il leur dit : Allez aussi à ma vigne, et je vous donnerai ce qui sera raisonnable. 5. Et ils y allèrent. Il sortit de nouveau vers la sixième heure et vers la neuvième, et il fit de même. 6. Étant sorti vers la onzième heure, il en trouva d’autres qui étaient sur la place, et il leur dit : “Pourquoi vous tenez-vous ici toute la journée sans rien faire ?” 7. Ils lui répondirent : “C’est que personne ne nous a loués.” — “Allez aussi à ma vigne”, leur dit-il. 8. Quand le soir fut venu, le maître de la vigne dit à son intendant : “Appelle les ouvriers, et paie-leur le salaire, en allant des derniers aux premiers.” 9. Ceux de la onzième heure vinrent, et reçurent chacun un denier. 10. Les premiers vinrent ensuite, croyant recevoir davantage ; mais ils reçurent aussi chacun un denier. 11. En le recevant, ils murmurèrent contre le maître de la maison, 12. et dirent : “Ces derniers n’ont travaillé qu’une heure, et tu les traites à l’égal de nous, qui avons supporté la fatigue du jour et la chaleur.” 13. Il répondit à l’un d’eux : “Mon ami, je ne te fais pas tort ; n’es-tu pas convenu avec moi d’un denier ? 14. Prends ce qui te revient, et va-t’en. Je veux donner à ce dernier autant qu’à toi. 15. Ne m’est-il pas permis de faire de mon bien ce que je veux ? Ou vois-tu de mauvais œil que je sois bon ?” 
Comme on le constate, il n'y a même pas un Jésus dit, pour commencer, on doit donc supposer que cette parabole illustre les propos que Jésus a dits à la fin du chapitre précédent. Dans celle-ci, il dit:
27. Pierre, prenant alors la parole, lui dit : «Voici, nous avons tout quitté, et nous t’avons suivi ; qu’en sera-t-il pour nous?» 28. Jésus leur répondit: «Je vous le dis en vérité, quand le Fils de l’homme, au renouvellement de toutes choses, sera assis sur le trône de sa gloire, vous qui m’avez suivi, vous serez de même assis sur douze trônes, et vous jugerez les douze tribus d’Israël. 29. Et quiconque aura quitté, à cause de mon nom, ou ses maisons, ses frères, ou ses sœurs, ou son père, ou sa mère, ou sa femme, ou ses enfants, ou ses terres, recevra le centuple, et héritera la vie éternelle.»
Bien malin qui trouvera un rapport entre la fin du chapitre 19 et la parabole du chapitre 20. 

Ce débat avec les apôtres, pas plus que les précédents ne peuvent expliquer la parabole; auquel cas nous sommes obligé de supposer qu'il manque quelques versets au chapitre 20 qui devaient introduire la parabole et qui furent perdus ou effacés pour d'obscures raisons.
Le fondement de la parabole est que des ouvriers reçoivent le même salaire, quelque soit la durée de leur travail. 
Un tel propos ne peut s'expliquer que dans un cadre polémique en ce qui concerne les convertis au judaïsme. 
En effet, il existait au sein des écoles juives anciennes différentes attitudes face à la conversion. La position rabbinique que nous supposons être la position héritée des anciens pharisiens est la suivante: Le non-juif qui se convertit devient un gèr_tsedeq ou «prosélyte de justice»; il ne devient jamais Juif, par contre sa descendance est juive (y compris si son épouse est non-juive et qu'elle aussi est une «prosélyte de justice». Ceci est la conception suivant Hillel de la conversion, il est possible que les disciples de Rabbi Shammay étaient plus hostiles aux conversions. Les positions des autres écoles ne nous sont pas connues de manière directe, mais on peut déduire la position sadducéenne des écrits de Flavius Josèphe. En effet, Jean Hyrcan, après la conquête de l'Idumée a converti les iduméens au judaïsme; or les iduméens sont restés iduméens, y compris leur descendance, tout en étant juifs. Cela implique qu'à l'époque hasmonéenne, les sadducéens établissaient une différence entre le Juif suivant l'ethnie et le Juif suivant la religion. Ainsi, un Juif était Juif par l'ethnie et par la religion, alors qu'un Iduméen était iduméen par l'ethnie et Juif par la religion; pour l'ancien sadducéisme, les descendants des convertis iduméens ne devenaient jamais Juifs, mais étaient de religion juive, avec les mêmes droits et les mêmes obligations que n'importe quel Juif, y compris au niveau du mariage; peut-être même étaient-ils considérés comme une XIIIe tribu. 
Le passage manquant devait certainement contenir une polémique concernant l'égalité des récompenses entre les convertis et les Juifs, et dans laquelle Jésus affirme que l'ancienneté de la Judéité (la judéité ethnique) ne procure pas une meilleure récompense que la judéité non-ethnique (les conversions). Des passages relatifs à Jésus dans le Talmud, un de ceux-ci suggère que Jésus avait d'innombrables disciples non-juifs qui, mal formés et trop nombreux, finirent par repenser ses enseignements; c'est de là que naîtra le christianisme paulien, par scission avec le christianisme nazaréen ou jacquien qui est le christianisme original.

Reste à comprendre pourquoi le passage introductif est manquant. La réponse n'est pas très compliquée, si Jésus a converti des hommes de son vivant, il ne peut les avoir converti qu'au judaïsme, avec plus que probablement la circoncision de ceux-ci, laisser un tel passage revient à dire que la religion de Jésus n'est pas le christianisme mais le judaïsme, et que ce qu'il a enseigné n'est rien d'autre que la Torah. Or, pour les rédacteurs des évangiles, Jésus ne s'ouvre aux non-juifs qu'après sa résurrection, avant il demeure hostile envers eux, mais ce n'est qu'un processus littéraire pour justifier la rupture du christianisme et du judaïsme.