vendredi 10 juin 2016

Un prophète comme Moïse! — Réflexions sur Deutéronome 18, 15–17

En Deutéronome 18, 15–22, est annoncé un prophète comme Moïse. Ce passage est considéré par les chrétiens comme annonçant Jésus et par les musulmans comme annonçant Muhammad, ces deux opinions sont évidemment sans fondement et dénotent plus la volonté de trouver de pseudo-preuves que d'analyser lucidement et objectivement le texte.
Mais avant tout, examinons le passage (traduction du rabbinat français):
15 C'est un prophète sorti de tes rangs, un de tes frères (comme moi), que l'Éternel, ton Dieu, suscitera en ta faveur: c'est lui que vous devez écouter! 16 Absolument comme tu l'as demandé à l'Éternel, ton Dieu, au mont Horeb, le jour de la convocation, quand tu as dit: «Je ne veux plus entendre la voix de l'Éternel, mon Dieu, et ce feu intense, je ne veux plus le voir, de peur d'en mourir». 17 et le Seigneur me dit alors: «Ils ont bien parlé. 18 Je leur susciterai un prophète du milieu de leurs frères, tel que toi, et je mettrai mes paroles dans sa bouche, et il leur dira tout ce que je lui ordonnerai. 19 Et alors, celui qui n'obéira pas à mes paroles, qu'il énoncera en mon nom, c'est moi qui lui demanderai compte! 20 Toutefois, si un prophète avait l'audace d'annoncer en mon nom une chose que je ne lui aurais pas enjoint d'annoncer, ou s'il parlait au nom d'une divinité étrangère, ce prophète doit mourir. 21 Mais, diras-tu en toi-même: “comment reconnaîtrons-nous la parole qui n'émane pas de l'Éternel?” 22 Si le prophète annonce de la part de l'Éternel une chose qui ne saurait être, ou qui n'est pas suivie d'effet, cette annonce n'aura pas été dictée par l'Éternel; c'est avec témérité que le prophète l'a émise, ne crains pas de sévir à son égard.»
Le passage est assez complexe parce que le texte mélange ce que Dieu a dit à Moïse (verset 18) et les ajouts que Moïse fait quand il s'exprime au peuple (verset 15), c'est la raison pour laquelle nous avons entouré de parenthèses l'expression «comme moi» qui se trouve dans le verset 15, on retrouve sa forme originale dans le verset 18, où Dieu dit à Moïse: «tel que toi». 
Un prophète du milieu de leurs frère. Il faut d'abord comprendre par «un prophète» qu'il n'y a pas d'article défini, par exemple si le texte avait eu LE prophète du milieu de ses frères, le sens aurait été complètement différent.
Par un prophète, il ne faut donc pas entendre un prophète déterminé ou précis, mais n'importe quel prophète. Ce qui est confirmé par le verset 20 qui dit:
Toutefois si un prophète avait l'audace d'annoncer, etc.
Dans le cas d'une traduction française, il serait plus judicieux d'utiliser le pluriel des prophètes, plutôt qu'un singulier factice qui complique la compréhension, même si avec le verset 20, il est assez clair qu'il y aura plusieurs prophètes, des vrais et des faux comme nous le verrons. Une traduction plus correcte serait donc:
Je susciterai pour eux des prophètes du milieu de leurs frères... 
Et la suite précise que certains de ces prophètes seront de vrais prophètes et d'autres de faux prophètes.
Avant d'aborder la raison pour laquelle il est écrit de leurs frères dans le verset 18 et non de tes frères, comme la logique l'aurait voulue, il me faut aborder la question des faux prophètes.   
Dans le verset 20, il est dit que les faux prophètes diront des choses au nom de Dieu, mais que Dieu ne lui a pas enjoint d'annoncer ou parlerait aux noms d'autres dieux. Parler au nom d'autres dieux est facile à comprendre, mais comment déterminer qu'une parole prophétique vient bien de Dieu? Dans le verset 22, nous avons donné la traduction publiée par le rabbinat français, mais en réalité le texte est particulièrement opaque, il dit approximativement: 
Ce qu'annoncera le prophète au nom de Dieu et la parole (qui) ne sera pas et (qui) ne viendra pas (de Dieu), et la parole, (celle) que Dieu n'a pas dite, le prophète l'a dite avec arrogance, et tu ne le craindras pas.
 Les ajouts entre parenthèses sont de nous afin d'en faciliter la compréhension. Le mot important est «arrogance», en hébreu zadûn. Ce mot n'apparaît que deux fois dans le Pentateuque, en Deutéronome justement, d'ailleurs au chapitre précédent, en Deutéronome 17, 8–13 qui dit:
8 Si tu es impuissant à prononcer sur un cas judiciaire, sur une question de meurtre ou de droit civil, ou de blessure corporelle, sur un litige quelconque porté devant tes tribunaux, tu te rendras à l'endroit qu'aura choisi l'Éternel, ton Dieu; 9 tu iras trouver les pontifes, descendants de Lévi, ou le juge qui siégera à cette époque; tu les consulteras, et ils t'éclaireront sur le jugement à prononcer. 10 Et tu agiras selon leur déclaration, émanée de ce lieu choisi par l'Éternel, et tu auras soin de te conformer à toutes leurs instructions. 11 Selon la doctrine qu'ils t'enseigneront, selon la règle qu'ils t'indiqueront, tu procéderas; ne t'écarte de ce qu'ils t'auront dit ni à droite ni à gauche. 12 Et celui qui, téméraire en sa conduite (zadûn), n'obéirait pas à la décision du pontife (haqohen) établi là pour servir l'Éternel, ton Dieu, ou à celle du juge (hashofèt), cet homme doit mourir, pour que tu fasses disparaître ce mal en Israël; 13 afin que tous l'apprennent et tremblent, et n'aient plus pareille témérité.
Il est donc assez clair que les hommes n'ont pas les capacité de déterminer par eux-même qui est prophète, mais que quelqu'un doit le décider pour eux, quelqu'un qui examinera les paroles du prophètes, quelqu'un qui est très certainement et prioritairement un qohen (probablement au sens du grand-prêtre) et qui déterminera si l'homme en question est bien un prophète ou non. On peut supposer que le qohen utilisera des méthodes scriptuaires (vérification de la conformité des propos du prophète avec la Torah) et des méthodes oraculaires vraisemblablement liées aux urim et thummim. Rappelons que tout qohen descendant d'Aaron est considéré comme porteur d'une bénédiction prophétique et que le grand-prêtre est toujours un prophète.
Cette vérification par un qohen gadol est rendue nécessaire par la demande des Israélites au verset 16:
Je ne veux plus entendre la voix de l'Éternel, mon Dieu, et ce feu intense, je ne veux plus le voir, de peur d'en mourir.
Quand la voix de l'Éternel se manifestait dans le feu intense et terrifiant, les paroles prophétiques qu'énonçaient Moïse et Aaron ne faisaient aucun doute. Mais l'absence de cette manifestation a rendu nécessaire un système de contrôle conservé par les fils d'Aaron. 

Mais pourquoi, Dieu dit à Moïse un de leurs frères et que Moïse rend par un de tes frère comme moi... Le passage biblique doit s'entendre par rapport à la contestation de Qorah qui réclamait que soit appliqué comme il était prévu avant l'affaire du veau d'or que tous le peuple accède à la prêtrise, ou au moins les aînés, et que la prêtrise ne soit pas réservée aux seuls lévites, pour être plus précis aux lévites aaronides... En effet, s'il était réfusé aux lévites un territoire propre, ils percevaient d'innombrables prélèvements sacerdotaux... C'est ainsi que le Midrash Tanhouma, repris dans Nombres Rabba dit que Qorah pour rallier le peuple contre Moïse et Aaron argumenta comme suit:
Une veuve habitait avec ses deux filles. Elle possédait seulement un petit champ, juste assez grand pour les nourrir péniblement. Alors que la veuve commençait à labourer son champ, Moïse lui dit: «Fais attention de ne pas labourer en attelant un âne et un bœuf ensemble car il est ordonné: “Ne laboure pas avec un bœuf ou un âne attelés ensemble.”» Lorsqu’elle voulut semer, Moïse la prévint encore: «Il est ordonné: “Ne pas semer ton champ de graines hétérogènes.”». Lorsqu’elle voulut récolter, Moïse l’avertit: «Ne glane pas les épis tombés», et: «Ne retourne pas prendre les gerbes oubliées», et enfin: «Ne moissonne pas les coins de ton champ.» Au moment d’engranger son blé, Moïse lui demanda de prélever la térouma-maaseer pour le prêtre (1%); le maasser rishone pour le lévite (10%) et enfin le maasser chéni, (10 % des récoltes des 1ère, 2e, 4e et 5e année du cycle de la shemitah qui devait être consommé dans le Sanctuaire). La veuve en conclut qu’il n’était pas rentable pour elle de garder son lopin de terre. Elle vendit son champ et acheta deux brebis dans l’espoir de vivre du commerce de la laine. Lorsque les brebis mirent bas, Aaron exigea leur premier-né puisque: «Consacre à l’Éternel ton premier-né parmi ton gros et ton menu bétail.» Plus tard, lors de la tonte, Aaron demanda la première toison: «Tu lui donneras .. la première toison de ton bétail.» N’y tenant plus, la veuve ayant du mal à vivre après tous ces prélèvements, elle décida d’égorger ses brebis. Immédiatement Aaron exigea sa part: «l’épaule, les mâchoires et l’estomac.» — «Puisqu’il en est ainsi, je vais consacrer ce qui me reste au Sanctuaire» dit la veuve. Aaron lui dit: «À présent, donne-moi tout car: “Tout ce qu’Israel déclare consacré t’appartiendra.”»
Bref, la révolte de Qorah est due à la charge que les prêtres représentent pour le peuple. Notons que les arguments du Midrash Tanhouma sont certainement les opinions des pharisiens qui entrèrent en rébellion contre le roi de Judée Alexandre Jannée, mais je reviendrai ailleurs sur les implications fiscales contenues dans le Rouleau du Temple (voir http://dss.collections.imj.org.il/temple qui reproduit le manuscrit et http://www.editionsducerf.fr/librairie/livre/799/la-bibliotheque-de-qumran-3a dans lequel il est transcrit et traduit.)
La révolte de Qorah implique une récrimination que ceux de la tribu de Lévy se taillent la part du gâteau tout en ne possédant pas de territoire.
Le chapitre XVIII du Deutéronome se divise en trois parties. Dans la première (18, 1–8), il est question prélèvements dus aux lévites et aux Qohen; dans la seconde (18, 9–14), il est question des abominations des habitants de Canaan comme la divination et la magie; et dans la troisième partie, il est question du prophète comme Moïse. Ce passage montre qu'il devait y avoir des récriminations contre les lévites et les qohens, et ce passage dit simplement que si les privilèges du culte sont réservés à la tribu de Lévy et plus particulièrement aux descendants d'Aaron, la prophétie sera l'apanage de n'importe quel israélite quelque soit sa tribu, c'est pourquoi Dieu en s'adressant à Moïse dit de leurs frères; en effet, si Dieu avait dit à Moïse de tes frères, on aurait pu supposer que Dieu réservait la prophétie à la seule tribu de Lévy. Si on suit ce qui est écrit en Deutéronome 17, 14–15, qui dit:
14 Quand, arrivé dans le pays que l'Éternel, ton Dieu, te donne, tu en auras pris possession et y seras bien établi, si tu dis alors: «Je voudrais mettre un roi à ma tête, à l'exemple de tous les peuples qui m'entourent», 15 tu pourras te donner un roi, celui dont l'Éternel, ton Dieu, approuvera le choix: c'est un de tes frères que tu dois désigner pour ton roi; tu n'auras pas le droit de te soumettre à un étranger, qui ne serait pas ton frère.
Ce passage implique qu'un roi doit obligatoirement être Juif, sauf s'il est devenu un frère pour les Juifs, ce qui implique qu'il doit se convertir ou au moins être respectueux du culte. Notons que Ruth aurait dû être considérée comme une prophétesse, mais les rabbins en ont décidé autrement. Exclure Ruth de la prophétie s'est s'interroger sur la présence de son livre dans la Bible; Ruth était non juive par le sang, mais juive par la fraternité, elle est aussi la grand-mère du roi David.

Conclusion:
Le prophète comme Moïse n'est ni Jésus ni Muhammad (encore que Jésus pourrait l'être et à moins que Muhammad ne soit juif, ce n'est pas lui); le prophète comme Moïse est n'importe quel prophète qui surgira après lui et ce sans distinction de tribu. Ce passage s'inscrit simplement dans le contexte des tensions entre descendants de Lévy et Juifs des onze autre tribus. Le fait que Dieu ne se manifeste plus directement et par des signes évidents, quoique terrifiant, implique que le peuple n'est pas apte à décider qui est prophète ou qui ne l'est pas. Si pour certains faux prophètes, il est facile de les repérer, puisqu'ils disent d'adorer d'autres dieux; pour d'autres, c'est moins évident à déceler et ce n'est pas au peuple à décider qui est prophète mais aux seuls aaronides et plus particulièrement au grand-prêtre qui sera chargé de déterminer la véridicité du prophète ou non, éventuellement (quoique ce ne soit pas précisé par le texte) par les urim et les thummim. Le passage implique aussi que tous les grands-prêtres sont des prophètes (notons qu'une grande partie des prophètes de la Bible sont des aaronides). Le passage dit enfin que la qualité de la prophétie n'est pas diminuée par son mode de transmission (directement à Moïse, par l'Esprit-Saint aux autres prophètes), et que quelque soit le mode de transmission de la révélation prophétique, les prophètes sont équivalents. 

Notons que Flavius Josèphe considère qu'un prophète comme Moïse est un prophète qui est prophète, grand-prêtre et qui possède l'autorité souveraine, ce qui ne correspond chez Flavius Josèphe qu'aux hasmonéens et plus particulièrement à Jean Hyrcan, prophète, grand-prêtre et prince de Judée... et dans une moindre mesure à son fils Alexandre Jannée...

Notons encore que pour les samaritains le prophète comme Moïse est le messie qui vient à la fin des temps instaurer le règne de Dieu; en effet, les Samaritains ne reconnaissent aucuns prophètes après Moïse...
  

— Stephan HOEBEECK

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