dimanche 16 octobre 2016

Les deux Jésus des évangiles

Les chrétiens sont convaincus que l'Ancien Testament est une préfiguration du Nouveau Testament et ils sont aussi convaincus que le Nouveau Testament permet de comprendre l'Ancien... Pourtant, il suffit de lire l'exégèse rabbinique et l'exégèse chrétienne de l'Ancien Testament pour se rendre compte que le christianisme ne comprend pas grand-chose à l'Ancien Testament. En effet, quand on lit l'exégèse rabbinique, on a plutôt l'impression que quand Jésus donne la compréhension de l'Écriture, l'Esprit Saint a atterri chez les rabbins plutôt que chez les Pères de l'Église. En réalité, les chrétiens rejettent l'Ancien Testament, pas franchement, mais subtilement, comme un vieux vêtement usé qu'on conserve plus par souvenir que par amour. 
Le christianisme s'est embrouillé dans les évangiles: paulisme, ébionisme, guerres judéo-romaines; mais les éléments non-chrétiens dont nous disposons: écrits intertestamentaires, manuscrits de Qumran, œuvres de Flavius Josèphe et de Philon d'Alexandrie, Talmud, permettent aujourd'hui de déterminer le véritable sens des évangiles et en quoi il donne une compréhension de l'Ancien. 
Les évangiles ont été écrits et réécrits un nombre incalculable de fois, ils offrent donc un nombre important de contradictions dues aux ajouts successifs et aux ratures. De plus, les épîtres pauliennes, particulièrement obscures, offrent une grille de lecture des évangiles, et le chrétien est prié de faire de cet ensemble indigeste une lecture unifiée malgré les contradictions.

Les évangiles dans la forme où ils nous parvenus ne sont pas anciens, Marcion, à Rome, n'a vu en 138 qu'une copie des évangiles, et son possesseur ne les montrait à personne; de plus, les évangiles de Matthieu et de Luc commençaient comme celui de Marc, avec le baptême de Jean le Baptiste... En 150 encore, Justin Martyr appelle les évangiles les «Mémoires des Apôtres», ce qui pourrait confirmer que c'est bien Marcion qui a appelé ces mémoires les évangiles, c'est probablement aussi lui qui a intitulé le Tanakh Ancien Testament et les évangiles et les épîtres de Paul Nouveau Testament. Les Ébionites ont d'ailleurs accusé Marcion d'avoir falsifié les évangiles et d'être l'auteur des épîtres pauliennes, en tout cas de les avoir fortement retouchées, les Homélies Clémentines suggèrent d'ailleurs que c'est bien Marcion qui a eu la vision du Christ sur le chemin de Damas... La vie de Marcion offre un remarquable trou noir, il quitte sa patrie vers 125 et réapparaît à Rome en 138; on ignore tout de l'endroit où il passa ces 13 années. Néanmoins, on sait de source quasi certaine que le père de Marcion était un converti au judaïsme; on peut donc supposer que comme de nombreux judaïsants il a vécu une partie de ces 13 années en Judée. 
On sait que dans les prophéties qui marquent l'imminence de la fin des temps, il y a la mention du retour des Juifs en Judée; or, suite à la révolte de 115–118, Lucius Qietus a déporté les Juifs en Judée: Chypre, Alexandrie, l'Égypte, la Cyrénaïque étaient totalement vides de Juifs (si on excepte les métis et les convertis), ceux-ci furent soit tués, soit réduits en esclavage, soit déportés en Judée. Certains esprits échauffés virent dans cet événement comme une préfiguration de l'imminence de la fin des temps. C'est ainsi que Bar Kokheba parvint à se faire proclamer «messie», christ donc, et mènera une lutte contre les Romains qui finira par un bain de sang aux proportions apocalyptiques. 

Le christianisme émerge réellement dans les années qui suivent cette révolte, sans nier qu'il y ait eu des chrétiens avant, ceux-ci nous sont inconnus, mais sont probablement ébionites, ils ne croient pas en Jésus, mais accomplissent les préceptes de la Torah quoique non-juifs et prennent les armes en faveur d'une Judée libre et indépendante. Les ébionites étant plutôt sacerdotaux que rabbiniques, ils ont une très grande vénération pour le Temple qu'ils espèrent voir reconstruit. 

Rien ne se perd rien ne se crée tout se transforme, cette phrase est probablement vraie pour le christianisme: l'apparition du christianisme marque la disparition du judaïsme alexandrin. Un texte du IIIe siècle, les Constitutions Apostoliques nous a conservé la première liturgie chrétienne, on sait aujourd'hui que la première liturgie chrétienne est simplement la liturgie en usage dans les synagogues de langue grecque: les chrétiens sont donc bien les judaïsants et les métis judéo-grecs. C'est donc dans ce milieu spécifique qu'il faut essayer de comprendre les évangiles; en effet, si massivement, ces hommes et ces femmes rallient le christianisme, c'est que pour eux, le christianisme représente assez clairement ce à quoi ils sont attachés.

Le judaïsme alexandrin est confronté depuis –100, à l'attaque des philosophes grecs. Ces derniers se moquent des Juifs en disant que le Dieu d'Israël n'est qu'un Zeus ou un baal parmi d'autres et qu'il n'est pas le vrai Dieu. Ces philosophes estiment que le vrai Dieu est forcément inconnaissable, il n'entretient pas de contact avec les hommes et a confié l'univers à ses fils, qui sont les logoï ou les dieux. La philosophie est monothéiste mais, leur Dieu Un est inactif et impassible: Lui et nous sommes comme deux droites parallèles qui jamais ne se rencontrent. Dans ce cadre-là, le Dieu de la Bible qui agit, descend sur terre, connaît les hommes, ne peut-être le vrai Dieu. C'est Philon qui leur répliquera qu'il n'y a pas des logoï mais un seul Logos qui est le deuxième dieu, le fils de Dieu, etc. La philosophie de Philon est très simple, dès que Dieu fait quelque chose dans la Bible, ce n'est pas Dieu qui le fait mais le Logos de Dieu qui le fait à sa place. Ce n'est pas Dieu qui parle à Moïse, mais le Logos de Dieu qui parle à Moïse, ce n'est pas Dieu qui nourrit les israélites dans le désert, mais le Logos de Dieu qui nourrit les israélites dans le désert. Philon a réécrit la Bible en langue philosophique... Si les Juifs d'Alexandrie, les métis judéo-grecs et les convertis issus du paganisme étaient convaincus de l'interprétation philonienne de la Torah, les rabbins de Yavneh l'étaient beaucoup moins. Eux rejetaient ce type d'interprétation, pour eux, Dieu agit réellement et, malgré son infinité entre dans l'histoire, ce Dieu est le vrai Dieu et n'est pas remplacé par un archange, un fils dans son action envers les hommes. 

Observons les miracles de Jésus, ceux-ci imitent des miracles décrits dans l'Ancien Testament, la tempête apaisée, la pêche miraculeuse, la marche sur les eaux, les lépreux guéris, la main paralysée guérie sont autant de miracles attribués à Dieu dans le Tanakh. Jésus est donc fondamentalement pour les chrétiens des années 120–140, non un homme, mais bien le Deuxième Dieu, archange, Logos, Fils de Dieu, etc. décrit par Philon. Ce dernier dira d'ailleurs que la fonction du Logos est d'être le Dieu Sauveur, en hébreu Yehôshu°a... Jésus. Dans cet évangile primitif, les miracles de Dieu dans le Tanakh sont décrits comme étant les miracles du Logos de Dieu et non de Dieu qui est impassible et qui ne sait donc pas faire de miracles. 

Mais ces judaïsants sont confrontés à un autre problème, comment expliquer leur interprétation philosophique de la Bible quand la majorité des gens sont analphabètes? Ils vont composer une allégorie qui rend compte de la vérité de la Bible dans le cadre de la philosophie grecque et des mœurs de l'époque: ils vont dire que c'est un homme. 

Le problème c'est que l'époque connaît effectivement un homme appelé Jésus... et le Logos de Dieu et cet homme vont se confondre. 

Le Jésus de l'histoire n'a rien à voir avec les miracles de Jésus, c'est un homme fils d'un homme, crucifié pour son refus de payer l'impôt à césar (voir évangile d'egerton) et pour sa révolte contre Qaïphe dans le cadre du transfert de la Hannuth dans l'enceinte même du Temple. Jésus était certainement un personnage important, probablement un prince hasmonéen, donc un prétendant légitime au trône de Judée. Si on en croit Flavius Josèphe, la famille royale hasmonéenne s'est éteinte dans la lignée d'Hérode; or, il prétendait que sa mère était une hasmonéenne et on retrouve dans la généalogie de Jésus, la mention qu'il est l'arrière-arrière petit fils du roi de Judée et grand-prêtre Alexandre Jannée. Alexandre Jannée a probablement eu deux épouses, ce que Flavius Josèphe se garde bien de dire, de Salomé Alexandra sortiront les hasmonéens qui s'éteindront avec Hérode (mariage d'Hérode avec Mariamné l'hasmonéenne) et exécution des autres membres de la famille...  et d'une autre épouse peut-être la fille du Maître de Justice, une autre lignée donc qui se réfugiera en Galilée. C'est de cette lignée que sortira la turbulente famille de Judas le Galiléen, mais aussi Jésus et la mère de Flavius Josèphe. 
Il est assez clair que la dynastie de Judas le Galiléen a une prétention messianique et royale; or, leurs pires ennemis sont les pharisiens. Leurs prétentions messianiques ne peuvent donc être davidides (sans quoi les pharisiens les auraient soutenus), elles sont donc aaronides et conformes aux manuscrits de Qumran qui attendent un messie sacerdotal.
Le Jésus de l'histoire est donc un personnage fortement révolutionnaire et un strict observant de la Torah, hostile aux pharisiens (la congrégation des traîtres dans les manuscrits de Qumran) et à la tradition orale qui semble aux Hassidim un simple moyen de contourner la loi écrite. 

Ces deux Jésus: le Logos de Dieu et le Jésus historique permettent de comprendre une bonne partie des évangiles. Quant aux parties mineures qui échappent à cela, elles sont faciles à comprendre.

  • Jésus mort et ressuscité pour le pardon de nos péchés, c'est le temple détruit et qui doit être reconstruit spirituellement... Les rabbins ne diront pas autre chose, la prière et le repentir remplacent les sacrifices. (C'est dans cette recherche d'un culte spirituel que les chrétiens penseront que la circoncision peut être abolie).
  • Jésus Messie Fils de David, est une attaque très directe contre Shiméon bar Kokheba. Ce dernier est intronisé Messie ben David par un prêtre Éléazar, comme Jésus est intronisé Messie ben David par un prêtre, Jean le Baptiste. Jean le Baptiste a d'ailleurs été exécuté en 36, donc bien après Jésus. Le Jean historique est certainement de la famille de Jésus et comme lui un personnage révolutionnaire et intransigeant.
  • Les passages les plus ouverts des évangiles (La pécheresse pardonnée, la femme adultère, etc.) sont des réécritures marcionites en vue de justifier la rupture avec le judaïsme: Jésus écrit sa nouvelle loi avec son doigt comme Dieu avait écrit l'ancienne loi avec son doigt, le passage manque dans de nombreux manuscrits; quant à pécheresse pardonnée, elle existe en trois versions.)
  • Les discours johanniques sont des discours issus de l'hermétisme alexandrin pour lequel le Logos n'est plus le roi de l'univers, mais plutôt l'ange qui se révèle à l'intérieur de l'homme
  • les passages sur le fils de l'homme proviennent des Paraboles d'Hénoch.
  • Plusieurs passages des évangiles sont des protestations de fidélité à Rome: Rendez à César ce qui est à César (César est un impie, il n'a droit à rien); les bonnes images des publicains; Jésus qui ne se révolte pas; le royaume de Judée édulcoré en royaume des cieux ou de Dieu; 
  • la responsabilité de la mort de Jésus incombe aux Juifs, comme Flavius Josèphe accuse les zélotes-pharisiens, en ayant refusé tout compromis avec Titus, d'être responsables de la destruction du Temple; on notera que Pilate ne veut pas mettre Jésus à mort, comme Titus ne veut pas détruire le Temple; on notera aussi l'intervention de Bérénice de Judée auprès de son amant Titus en faveur du Temple, comme l'intervention de l'épouse de Pilate en faveur de Jésus... Il est difficile de savoir historiquement si Titus a voulu détruire le Temple ou le préserver, mais la mention de Flavius Josèphe que le Temple a pris feu par accident (un tir raté d'un soldat romain dont la flèche enflammée aurait atteint la tenture du temple) n'est pas invraisemblable, puisqu'il précise que Titus est entré dans le Temple avec ses officiers et qu'il a fait apporter de l'eau par les légionnaires pour tenter d'éteindre l'incendie, mais que c'était trop tard et que le bâtiment était irrécupérable. 
  • Les évangiles devaient intégrer les principales fêtes juives, certains miracles de Jésus s'y réfèrent expressément, la résurrection de Lazare comportant des parallèles avec la purification du Temple par Judas Macchabée, donc la fête de Hanukah.
  • Notons deux personnages secondaires qui apparaissent dans les évangiles sous le nom de Jésus: 
    • Bannous, un converti de la famille d'Izatès, exécuté par Hanan ben Hanan en 62 (on se demande d'ailleurs ce que fait le grand-prêtre Hanan qui interroge Jésus, l'histoire ne connaît que deux grands-prêtres qui se sont appelés Hanan: Hanan ben Seth, grand-prêtre en 15–18, donc bien avant le Jésus de l'histoire; et Hanan ben Hanan, le fils du précédent, grand-prêtre en 62, donc bien après Jésus) et enterré par Flavius Josèphe aka Joseph le Lion Fils de Mathathias, aka Joseph Ari (le Lion) Mataias (fils de Matthias)
    • Jésus le Sorcier, un samaritain massacré vers 55 pour avoir manipulé la princesse Drusilla de Judée et qui pourrait être le Jésus qui est enduit d'huile par une prostituée. 

Comme on le voit l'évangile est décomposable en petites histoires parfaitement cohérentes... et qui assemblées ensemble sont sources de confusion. Le logos n'a aucune existence charnelle, c'est un principe philosophique pour comprendre l'activité divine auprès des hommes, ou les pratiques spirituelles dans le cadre d'une révélation intérieure. Le Jésus de l'histoire n'a aucune réalité spirituelle, c'est un homme juste, il n'a été qu'homme. 

Le chrétien croit qu'il croit en Jésus, alors qu'il croit dans le Dieu d'Israël mais tel que compris par la philosophie grecque (Père inactif, Fils ou Logos à qui tous les pouvoirs ont été confiés).

Au sein des évangiles existent deux tendances, une liée aux aspects historiques de l'homme Jésus et l'autre liée aux aspects philosophiques du Logos; mais dans les deux cas, que l'on suive l'homme Jésus et l'ébionisme ou le Logos, la Torah et ses commandements n'ont pas été abolis, et le chrétien en conservant l'Ancien Testament s'identifie aux beney_Israël, il est donc tenu d'en suivre les prescriptions. Pour Philon seul le Logos sauve, mais le Logos sauve parce que l'homme accomplit les prescriptions de la Loi.

Les évangiles sont donc une allégorie... Ce n'est pas le judaïsme qui est une préfiguration du christianisme mais bien le christianisme qui est une préparation au judaïsme qui n'a jamais pu aboutir. D'ailleurs, l'idée qu'il faudrait croire au messie est totalement absente du judaïsme. Nos travaux ne doivent rien à l'islam et le contredisent en de nombreux points, puisque l'islam pas plus que le christianisme ne parviennent à séparer les deux Jésus: le Logos et l'homme Jésus, artificiellement fusionnés pour expliquer les principes philosophiques du judaïsme alexandrin... En effet, quand les chrétiens comprendront que D. peut s'adresser directement à nous malgré son infinité, nous comprendrons alors le fondement de la révélation mosaïque. 

Enfin, les évangiles se sont probablement adressés dans les années 135–140, à des révoltés juifs et judaïsants, las de se soulever contre Rome et d'avoir été trois fois vaincus... à des repentis, donc... 

Dans le cadre d'un article, nous ne pouvons que résumer nos opinions, ils feront l'objet d'une démonstration exhaustive dans nos livres à paraître: Flavius Josèphe, les manuscrits de la Mer Morte et les origines du christianisme et le tome II consacré à la reconstitution des originaux des évangiles. 

Stephan HOEBEECK

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